Enfant, j’étais bonne élève. Excellente même. Et cela n’avait rien d’extraordinaire. J’étais fille de médecin. J’avais même vaguement conscience de mon privilège, et ce privilège me gênait un peu. Je refusais souvent que mes parents m’aident à faire mes devoirs. Je me souviens même d’avoir parfois, non sans quelque véhémence, voire avec brutalité, rabroué mon père , lorsqu’il me proposait de jeter un coup d’œil sur mes brouillons. Je me faisais plaisir, bien sûr, je me donnais bonne conscience sans trop le savoir. J’ignorais que cela ne changeait rien à l’injustice, à l’inégalité de fond: c’était le contexte, l’atmosphère, toutes les suggestions indirectes, l’accès facile à la culture, aux livres, à l’art, la valorisation tacite de l’immatériel, qui constituaient mon véritable privilège, et je n’y pouvais rien. Au moins n’ai-je jamais fréquenté, ce n’était pas notre monde, la bourgeoisie d’argent, ni les milieux polis et péteux de nos belles élites culturelles. En plus j’étais – et je suis demeurée- une provinciale.
Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous parler.
J’étais une bonne élève, excellente même, et ça ne changeait rien. D’ailleurs, je n’étais pas si bonne que ça. Mauvaise en travail manuel. J’ai appris à me servir un peu de mes mains. Et j’ai fini, au prix de gros efforts, étalés sur de longues années, à maîtriser (à peu près) mes mains, elles me servent à compter le vide. Comme disait Thomas Bernhard:
Les êtres qui ont vraiment été importants dans notre vie peuvent se compter sur les doigts d’une seule main, et, bien souvent, cette main se révolte contre la perversité que nous mettons à vouloir consacrer toute une main à compter ces êtres, là où, si nous sommes sincères, nous nous en tirerions probablement sans un seul doigt. “

Ainsi elle sera toujours :