« En chaque homme résident deux êtres : l’un éclairé éveillé dans les ténèbres et l’autre assouvi dans la lumière » Khalil Djibran
Ma mélancolie a commencé lorsque mes métamorphoses de fuite ont été achevées et que j’en éprouvais l’inutilité. Etre en soi une figure de l’effacement et d’un non lieu comme seul lieu possible de ma subjectivité et de l’écart avec moi-même. Lorsqu’un jour on demande à Romain Gary, ce personnage aux multiples visages s’il était heureux ? Il répondit : « entre les gouttes»…Oui moi aussi je l’étais entre les gouttes et seulement entre elles.
Ce serait assez comique si ce n’était pas émouvant car le prix de ce non lieu est cette sensation d’occuper une place vide, et face à l’excès de lucidité, la réalité est le plus puissant des hallucinogènes, alors il fallait en cacher tous les bouts, brouiller les pistes pour inventer quelque chose de moi qui fasse tenir.
Les ténèbres ne sont pas une simple ombre comme dans les dessins d’Edward Hopper, ni le sombre qui n’est qu’un déclin de la lumière comme dans les peintures de Goya, ni dans la transition du crépuscule comme dans les toiles de William Turner et encore moins dans le crépuscule des idoles chez Nietzsche dont je ne retiens finalement que quelques idées superficielles.
Les ténèbres c’est cette noirceur absolue qui ne laisse même pas entrevoir le noir, et ce n’est pas un sort réservé aux aveugles mais l’aveuglement qui nous menace tous. Non pas un handicape mais un vice qui nous brise à force de tâtonnement.
L’éthique n’est rien d’autre qu’une émotion, un élan, une extérioration du mouvement de mon âme comme le dit si bien Levinas : « L’éthique et le souci de l’autre est ce qui est en nous mais qui ne vient pas de nous ». Nous avons tous cette stupide tendance à nous préserver égoïstement en notre être, aussi longtemps que cette lumière de l’émotion ne vient pas nous extraire de nous-mêmes et nous mettre en contact d’autrui. Etre ému méchamment ou positivement est la seule voie qui permet cette altérité. « Sans émotion il est impossible de transformer les ténèbres en lumière et l’apathie en mouvement » nous dit Carl Gustav Jung.
Les ténèbres sont des lieux tourmentés sans espace et la lumière est un espace sans lieu mais créatrice de volonté. Casanova dans ses mémoires écrit: « pour mettre la raison sur la voie de la vérité il faut commencer par tromper les ténèbres » Mais malheureusement c’est les ténèbres qui trompent notre raison par de multiples gouffres qu’ils nous suggèrent, et notre conflit entre lumière et ténèbres n’est rien d’autre que cette résonnance à ce que nous sentons et captons du monde extérieur, encore inéclairé par le sens du logos et du langage.
Alors nous cherchons les mots pour soigner nos maux…Oh combien j’ai cherché : «ta parole en se découvrant illumine et les plus simples comprennent »Psaume 118 :130, et le pire des maux est La peur de la mort, cette même peur qui fait écrire à Goethe « tant que tu n’auras pas compris ma sentence meurs et deviens, tu ne seras qu’un autre obscur de la terre ténébreuse » Et à Montaigne : « si détruire les ténèbres est impossible, il faut espérer de pouvoir les apprivoiser pour les domestiquer au grand jour ».
Mon âme ne me sert à rien si elle ne me sert pas à faire le lien avec l’autre, alors par où faire jaillir la lumière ? Que fait-on de ces choses qui résident en nous? Que dois-je faire ?
À l’intérieur du temple de Jérusalem, en face du Hékal le saint des saints il y a deux chérubins qui se font face à face. Que font-ils-la ? Si ce n’est qu’ils se font « Panim el Panim » visage vers visage…afin que la présence divine vienne résider dans ce vide entre eux et c’est dans cette entre deux que réside sa lumière. Entre la stimulation et la réponse, il y a un espace et dans cette espace réside notre force de choisir la réponse, et dans notre réponse la force de notre grandeur et de notre liberté.
L’émotion comme mouvement qui extériorise mon âme vers ce vide qu’est l’espace de confrontation comme le soulève Le talmud : « d’ou vient la lumière ? Le fer aiguise le fer et lorsqu’ils se rencontrent jaillit l’étincelle qui donne la lumière ».
Hannah Arendt, cette femme qui ironiquement n’a jamais eu d’enfant a écrit : « à chaque fois qu’un homme nait, la liberté renait » et de la je peux enfin comprendre la fameuse phrase de Platon : « philosopher c’est apprendre à mourir ». Apprendre à mourir c’est apprendre à accepter l’écoulement du temps mais aussi apprendre à être en conflit avec soi, mourir en soi pour générer cette étincelle dans mon rapport à l’autre.
Dans un des commentaires de la kabbale sur la fameuse phrase de l’Ecclésiaste : « Rien de nouveau sous le soleil » les sages s’interrogent : «Si ce n’est pas sous le soleil qui éclaire tout alors d’ou se renouvèle le monde ? » et nos sages répondent : « Sous la lune pas sous le soleil parce que la lune sait travailler avec les ténèbres » …oui, c’est dans son affrontement dans la nuit que le monde peut progresser. C’est dans mon (notre) affrontement dans l’ombre que jaillit la lumière ; toutes les grandes victoires éclatantes, les grands séismes écrasants, les exhibitionnistes ne sont que ténèbres et vanité.
Mon expérience m’a appris que si le monde ne progresse pas il ne stagne pas il s’effondre et la tache de l’homme est dans sa progression. Mais malgré le cœur je ne suis pas dans l’apaisement, il y a encore mille boites retournées dans mon corps car le cœur a sa grammaire au sens fort de la gifle. Comme si à chaque seconde disait à perte de vue le secret du blanc de mon poète favori Israël Eliraz, ce blanc qui n’a aucune forme et que je connais par cœur.
Je ne peux plus rien mettre entre le blanc et moi, le blanc frappe le blanc de toute pensée et je fais plus de blanc que de n’importe quoi.
Mes réflexions lattées de blancs m’horripilent et je voudrai inventer un mot qui ne prenne pas le blanc mais le blanc tiraille toute pensée, même ce qui réside au delà du voile sacré.
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