Quand mon père avait soif, il demandait qu’on lui apporte un verre d’eau. Il n’allait pas se le verser lui-même. Non qu’il ignorât comment tourner le bouton d’un robinet : il se rasait tous les matins. Il ne devait pas savoir où se trouvaient les verres. De fait, mon père n’a jamais su faire autre chose de ses mains que ceci : écrire, et tourner les pages d’un livre. Il pouvait aussi lui arriver, les grands jours, de se saisir d’un sécateur et de couper, sur nos rares plantes d’intérieur, tout ce qui lui paraissait une excroissance superflue ou suspecte. Nous avions alors grand peur. Pour les plantes. Et pour lui, qui risquait fort de se blesser.

Mon père n’a bien sûr jamais fait la cuisine, ni mis le couvert, ni débarrassé la table, ni fait la vaisselle. Il n’a fait son lit que pendant son service militaire. Et il n’en a jamais changé les draps. Il n’a jamais passé l’aspirateur. Il n’aurait sans doute pas su l’allumer. Il me semble pourtant qu’il changeait les ampoules grillées : nul autre que lui ne pouvait toucher à l’électricité, on pouvait en mourir, il se sacrifiait.

À certains égards, on pourrait penser que je suis la digne continuatrice de mon père. Je ne cuisine jamais. Sauf quand je suis seule. Je ne sais pas utiliser un micro-onde.

Cela dit, je suis un être paradoxal. Ou alors un être pleinement cohérent. Les intellectuels s’enorgueillissent, eux, de ne pas savoir planter un clou. Leur rapport à la matérialité du réel se limite à l’alimentaire. Ils ne savent pas déboucher un évier, changer un commutateur, monter un meuble IKEA, fixer des tringles à rideaux, passer un rénovateur sur leur parquet fatigué. Or moi, durant toute une année, j’ai essayé de faire tout cela et bien d’autres choses encore. Par quoi je démontre que je ne suis pas la fille de mon père. Et surtout que je n’ai jamais réussi à devenir une intellectuelle – qui se doit d’être maladroite en toutes circonstances, sauf, éventuellement, devant ses fourneaux. Mon intégration au milieu de mangeurs de poisson en papillote que je suis censée fréquenter et dont je suis censée partager l’habitus, apparaît à cet égard encore bien incomplète. En fait, cette cause est perdue.

J’ai surtout appris à oser, à ne pas avoir honte de ma maladresse, à révérer la matière.